On ne sait pas grand-chose sur le Chapelier, au fond. On sait que son royaume a été détruit, et sa lignée anéantie. On sait qu’il a rencontré Alice. On sait qu’il est du côté de la Reine Blanche. Et on sait qu’il est mêlé à l’affaire des tartes. Mais il y a tellement plus, et si peu à la fois.

On oublie parfois que le Chapelier a eu une vie avant Alice. Qu’il existait bien avant elle. Qu’il a été enfant, et qu’il a grandi. Qu’il a eu des parents, et peut être même des grands-parents. On oublie même tout simplement qu’il a été Chapelier, avant d’être fou.

Tarrant Hightopp est né il y a bien longtemps, au Pays des Merveilles. Lui-même est totalement incapable de dire quel âge il a, étant donné que le Temps est figé, là bas. Toujours est-il que cela fait un bon moment. A l’époque, Wonderland était gouverné par les parents de la Reine Blanche et de la Reine Rouge. C’était un pays heureux, où la folie s’épanouissait comme bon lui semblait sans que personne n’aie aucun problème avec ça. Tarrant est né dans une famille de chapeliers. Pas n’importe laquelle, attention. La famille du Chapelier de la couronne. De génération en génération, avec chaque roi et chaque reine allait un chapelier de la famille Hightopp.

Tarrant était donc un enfant heureux. Ses parents l’aimaient, il aimait le métier qui lui était destiné, tout le monde était heureux autour de lui. Ils vivaient bien. Il passait ses après-midi à jouer avec le Loir et le Lièvre de Mars dans les jardins royaux. Parfois, il parlait avec la Princesse Blanche. Il n’avait jamais beaucoup aimé la Princesse Rouge. C’était probablement à cause de sa tête. Ou parce qu’elle ne cessait d’embêter son amie Mirana.

L’adolescence commença de la même façon. Dans la joie et la bonne humeur. Tarrant était apprenti, la Princesse Blanche était élue en ligne de succession du trône, et le Pays des Merveilles allait toujours aussi bien. C’est vers la fin de son adolescence que tout a commencé à se gâter autour de lui. Des rumeurs courraient déjà auparavant. La Princesse Rouge n’était pas très heureuse. Quelque chose se tramait. Elle qui aurait dû hériter du trône se retrouvait une fois de plus dans l’ombre de sa parfaite petite sœur. Elle venait de quitter le palais. Et les choses défilant naturellement, Miranda devint la Reine Blanche.

Ca aurait pu extrêmement bien se passer. En fait, pendant un bon laps de temps, ça se passait extrêmement bien. La Reine Blanche gouvernait le royaume avec bonté, Tarrant était devenu Chapelier Royal, il buvait le thé avec ses amis Loir et Lièvre depuis que le Temps s’était fâché, la Reine Rouge, comme elle se faisait appeler, ne posait plus aucun problème, si ce n’est qu’elle usait de sa minuscule autorité à tort et à travers, mais personne ne s’en plaignait. Tout était presque trop parfait pour durer, dans ce monde merveilleusement imparfait.

Ce fut la première visite d’une jeune fille nommée Alice. Une enfant, tout au plus. Une enfant qui s’était assise à sa table sans y être invitée. Qu’elle était impolie, cette enfant ! Et elle ne savait pas ce qu’était un non-anniversaire ! Absurde. Mais elle avait aimé sa chanson. C’était une enfant qui avait bon goût. Oui, une adorable enfant, vraiment. Il l’avait beaucoup appréciée. Elle était plussoyante. Mais elle était arrivée pendant l’heure du thé. Et puis le lapin avait suivi, et il avait essayé de réparer sa montre. Mais enfin, c’était absurde d’essayer cela alors que de toute façon, cette montre ne fonctionnait plus. Même le beurre n’avait rien pu y faire. Même le thé, c’est dire ! Si le thé ne peut pas réparer une montre qui retarde, rien ne le peut. Soyons logiques. Toujours est-il que cette tea party s’était arrêtée après le départ d’Alice. Ou alors elle avait continuée jusqu’à la fin. Qui sait ? La vie de Tarrant, à l’époque, était une longue tea party.

Et qu’est ce qui arriva, ensuite, vous me direz ? Le Jabberwock arriva. La Reine Rouge avait trouvé le moyen d’apprivoiser cette bête sauvage, et l’avait lancé contre ses ennemis. Contre le Pays des Merveilles. Contre la cour de la Reine Blanche. Toute la cour. Tout le village de Tarrant. Certains réussirent à fuir. Le Loir, Le Lièvre, le Chat, tout le monde commença une différente vie. Le Chapelier aida la Reine Blanche à fuir la Garde Rouge. Mais quand il se retrouva là, au milieu des cendres de ce royaume qu’il avait tant aimé, quand il réalisa que toute sa lignée s’était éteinte, quand il réalisa que rien ne serait plus jamais comme avant, tout s’écroula en lui. Il avait toujours été fou. Mais le massacre de son passé avait réussi à apporter sa touche finale dans sa démence. Une haine féroce de la Reine Rouge s’était emparée de lui.

Alors la vie continua son cour. Tarrant restait dans le camp de la Reine Blanche, luttant dans l’ombre avec les résistants de l’époque. Et il buvait du thé. Avec le Loir, et le Lièvre de Mars. Rien n’avait tant changé que ça, en apparence. La tea party suivit son cour, constamment la même, constamment inconstante, constamment changeante. La même chanson tournait en boucle à leur table. Le Loir dormait, le Lièvre jetait des tasses, et le Chapelier servait le thé. Une routine presque macabre s’était installée dans la folie la plus totale. Le thé était le même, c’est les mentalités qui avaient changées. La tristesse avait tout envahi. Le Pays des Merveilles vivait dans la peur.

Puis ce fut évident. Un jour viendrait le Jour Frabieux. Un jour viendrait leur Sauveur. Celui qui tuerait le Jabberwocky. Celui qui mettrait fin au règne sanglant de la Reine Rouge d’un coup d’épée vorpaline. Le Chapelier reprit doucement espoir. Il en parla avec la Reine Blanche. Et ils furent d’accord sur une chose ; le Sauveur rapporterait la paix tant attendue au Pays des Merveilles. Le règne de la Reine Rouge touchait à sa fin. Et Tarrant en était persuadé, le Sauveur serait Alice. Ce petit bonhomme correspondait au dessin. Ce petit bonhomme avait tout ce qu’il fallait en lui pour cela.

Et le temps passa relativement plus vite, si l’on peut dire, à partir de ce moment là. Bien assis sur sa chaise, le Chapelier n’attendait plus qu’Alice. Son petit bonhomme qui allait changer la mise. Et elle finit par arriver. Minuscule, elle était. Il la reconnut immédiatement. Non pas parce qu’elle avait toujours eu un problème de taille, mais parce qu’elle était la seule et unique Alice. Mais elle avait oublié le Pays des Merveilles, et elle l’avait oublié. Elle ne savait plus si elle était Alice. Elle ne savait plus quelle Alice elle devait être. Comment pouvait-elle ne pas savoir quand lui, savait ?

Les choses se déroulèrent extrêmement vite. Il envoya son chapeau se balader avec le petit bonhomme, fut fit prisonnier par la Reine Rouge, lui fit quelques chapeaux, ne put être sauvé, fut condamné à mort, prêta son chapeau au Chat, démasqua la Cour, et rentra auprès de sa Reine. La situation était critique. Le Jour Frabieux était proche. Il leur fallait un Champion. Et Alice ne se décidait pas. Il avait bien essayé de se proposer, mais même lui savait qu’il fallait que ce soit Alice. Si ce n’était pas Alice, ce ne pouvait être personne. Et ils étaient perdus. Alors quand elle s’avança et qu’elle revêtit le titre qui lui revenait de droit, quand elle enfourcha le Bandersnatch, le cœur du Chapelier s’emplit de joie, de fierté, et de plus d’espoir que jamais.

Puis vint le Jour Frabieux tant attendu. Les négociations furent inutiles. Comme prévu. Et le Jabberwocky sortit de son antre pour se faire tuer par Alice, le Sauveur. Tarrant avait failli tuer le Valet de Cœur, ce jour là. Il en avait eu très envie. Il ne se serait pas arrêté, à vrai dire, si la tête du Jabberwock n’était pas tombée non loin d’eux. La victoire fut proclamée. Tout était fini. Ils étaient sauvés. L’ivresse était enfin au rendez vous. Oui, vraiment, de nouveau, pour la première fois depuis très longtemps, tout allait bien.

Et ce fut le drame. Alice prit le flacon de la Reine Blanche dans ses mains. Elle était prête à partir. « Tu pourrais rester. » C’était sorti naturellement. Sans qu’il ne puisse rien y contrôler. Il n’avait aucune envie que le petit bonhomme les quitte de nouveau. Elle ne pouvait pas les abandonner, elle avait … sa place était parmi eux. Non ? Il avait presque envie de la prendre dans ses bras et de ne plus jamais l’autoriser à partir. Il avait envie qu’elle reste avec lui. C’était la seule et unique chose dont il avait envie, en ce moment précis. Mais elle but la potion. Et pour la deuxième fois de sa vie, le cœur du Chapelier se brisa. Des sentiments contradictoires l’habitaient, et l’habitent toujours depuis. Un mélange d’incompréhension, de colère, et de tristesse.

Mais la vie repris son cour au Pays des Merveilles, une dernière fois. Mirana recommença à régner, pour le plus grand plaisir du pays. Tout le monde était autorisé à garder sa tête. Tarrant redevint Chapelier. Il n’était plus juste fou. Mais il lui manquait quelque chose. Il lui manquait sa petite plussoyance personnelle. Alice lui manquait.

Des années passèrent. De longues années. Et elle n’était pas revenue. Le Chapelier devenait un peu plus triste chaque jour. Malgré la fête éternelle environnante, malgré ses amis de nouveaux réunis, malgré la paix de son monde. Il parla avec la Reine Blanche, son amie, sa confidente. Et elle comprit, comme d’habitude. Sans qu’il n’ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il embarquait avec l’accord de sa Reine. Il devait retrouver Alice. Il devait la ramener à la maison. C’était plus que nécessaire. Il avait besoin d’elle.

Si on lui avait dit où le mènerait vraiment son voyage, il n’aurait jamais embarqué. Mais au final, n’est ce pas l’essence même d’un voyage ? Se perdre dans un endroit où on n’a jamais souhaité aller ? Servez vous donc un peu de thé dans votre sucre, et réfléchissez-y.